Dominique Meeùs
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Karl Popper, « What is Dialectic ? », 1940

Karl R. Popper , What is Dialectic ?, Mind, New Series, Vol. 49, No. 196. (Oct., 1940), pp. 403-426.

Popper commence par une exergue amusante.

There is no theory or opinion, however absurd or incredible, which has not been maintained by some one or other of our philosophers.

Descartes (cité, sans référence, par Popper).

Longuement j’ai cherché en vain comme de Descartes sur « théorie », « opinion », « absurde », « incroyable » quelque chose qui ressemble en français. Il a fallu que je cherche d’abord en anglais pour trouver une variante avec, enfin, une référence.

But having already discovered at school that there is no opinion so bizarre and incredible that has not been uttered by some philosopher or other…

Descartes, A Discourse on the Method, transl. Ian Maclean, Oxford University Press, 2006.

Il m’a fallu alors parcourir le Discours de la méthode pour trouver la phrase et réaliser que mon problème venait de la « créativité » des traducteurs. J’aurais pu chercher longtemps encore « théorie » ou « opinion » en français. Chez Descartes, il y a là tout simplement le mot « rien » :

Mais ayant appris dès le collège qu’on ne saurait rien imaginer de si étrange et si peu croyable, qu’il n’ait été dit par quelqu’un des philosophes…

Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie.

(J’ai vu ensuite que les traducteurs se suivent les uns les autres dans leurs mauvaises traductions. Nous avons plus haut déjà deux traductions différentes — et il y en a d’autres encore — « enrichissant » Descartes de « theory », « opinion » ou les deux. Cependant, tous les traducteurs en anglais ne sont pas aussi interventionnistes : j’ai trouvé aussi un traducteur plus modeste, qui se contente de suivre Descartes : « one cannot imagine anything so strange or so little believable… ».)

403 I. Dialectic Explained.

Karl Popper estime qu’on peut rendre compte du développement de la pensée en général et de la philosophie en particulier en termes d’essai et erreur : Des humains, il dit (p. 403) : « they emphatically assert some suggested theory and hold to it, trying it out for as long as they can […], or they emphatically fight against such a theory, once they have discovered its weaknesses. »

On est donc en droit (p. 404) de qualifier de dialectique l’histoire de la pensée. On a différentes théories. On les teste. Une théorie réfutée est remplacée par une autre. On pourrait, dans le jargon dialectique, appeler thèse une certaine théorie et antithèse une théorie concurrente. Il se peut que, tant la thèse que l’antithèse étant réfutées, on en arrive à une théorie reprenant le meilleur des deux, qu’on peut appeler synthèse. C’est ce qu’on appelle triade dialectique (p. 405). À vrai dire, une nouvelle théorie n’est pas toujours « synthèse » d’une « thèse » et de son « antithèse ». La représentation du développement de la pensée en essais et erreurs est plus générale. Cependant, l’idée de reprendre le meilleur est intéressante et correspond souvent à la réalité historique (p. 406).

Cela dit, les dialecticiens vont plus loin en supposant que la thèse produit l’antithèse, que la thèse et l’antithèse produisent la synthèse. Il y aurait là, pour les dialecticiens, une fécondité de la dialectique. C’est illusoire (p. 406-407). J’ajouterais que pour moi c’est de l’idéalisme de considérer la dialectique, manière de rendre compte de l’évolution des idées, comme une chose qui pourrait produire quelque effet.

Dans la critique d’une théorie, on oppose une de ses assertions aux faits ou à d’autres assertions théoriques supposées valides. On fait valoir ainsi une contradiction entre une assertion et les faits ou avec d’autres assertions. Les dialecticiens affirment de même la fécondité de la contradiction (p. 407). Popper souligne que les contradictions ne sont productives que de la démarche de les éviter. La contradiction ne « produit » rien. Elle est le signal qu’une théorie doit être améliorée ou abandonnée.

The only “ force ” which promotes the dialectic development is, therefore, our reluctance to accept, and to put up with, the contradiction between the thesis and the antithesis. It is not a mysterious force inside these two ideas, not a mysterious tension between them which promotes development — it is purely our decision, our resolution, not to agree to contradictions, which induces us to look out for a new standpoint enabling us to avoid them.

P. 407.

À ce point (p. 408-410), Popper montre comment en logique formelle, une contradiction entraîne tout et n’importe quoi. (Donc rend impossible toute connaissance.) Dans la foulée (p. 411), il dénonce le terme mal choisi, approximatif, abusif de négation dit parfois de l’antithèse et de négation de la négation pour la synthèse.

Ainsi (p. 411-412), la dialectique n’est pas inintéressante, mais elle est floue. Elle dit bien comment, parfois, se déroule l’évolution des idées. Si on l’applique à autre chose qu’à l’évolution des idées, on arrive à des absurdités, comme de dire que le grain est la thèse, la graminée l’antithèse et les nouveaux grains de cette plante à maturité la synthèse. La germination « nie » le grain pour permettre la graminée. La graminée qui a porté de nouveaux grains se dessèche, elle est « niée » à son tour. Ce sont des platitudes1 où la dialectique et la négation ne sont pas à leur place et n’apportent rien.

A theory like logic can be called “ fundamental ”, thereby indicating that, since it is the theory of all sorts of inferences, it is used all the time by all the sciences. We can say that dialectic in the sense in which we found that we could make a sensible application of it is not a fundamental but merely a descriptive theory.

P. 412.
413 II. Hegelian Dialectic.

Popper commence par revenir à la phrase de l’exergue. Là, Descartes s’oppose à la démarche par essais et erreurs. Le philosophe rationaliste devrait écarter a priori ce qui lui semble « étrange et peu croyable », mais choisir ce que sa raison lui dicte. C’est le courant dit rationalisme, auquel s’est opposé l’empirisme, pour lequel c’est l’expérience et non la raison qui décident du vrai et du faux.

C’est dans ce sens que Kant fait la Critique de la raison pure (p. 414-415). La critique était dure à avaler pour les philosophes, qui reprennent des éléments kantiens pour édifier contre Kant un nouvel idéalisme. Cette école d’idéalistes allemands culmine dans Hegel.

Mais dans sa critique du rationalisme, Kant est déjà idéaliste : il explique notre capacité de connaître le monde (dont il admet la matérialité) par ce que le monde est sur le modèle de notre esprit. Hegel (p. 415) va plus loin, pour lui le monde est l’esprit. Ce qui est raisonnable est réel. Il y a identité entre raison et réalité.

Cela a des implications pour la dialectique (p. 415, in fine). Kant remarque (p. 416) que la raison peut se trouver incapable de trancher là où elle ne peut pas s’appuyer sur l’expérience. Sans élément de fait à notre portée pour trancher, il peut arriver qu’une thèse et son contraire apparaissent à la raison comme également raisonnables. La raison peut donc être auto-contradictoire. On peut reformuler ça au sens qu’on a dit plus haut des essais et erreurs, tester des théories pour en éliminer certaines et en retenir d’autres. Sans tests, parfois la raison ne peut pas trancher.

Mais ça ne dérange pas Hegel. Les contradictions ne sont un problème que pour ceux qui ne conçoivent pas que les idées évoluent et, puisque la réalité est calquée sur l’idée, la réalité aussi. Ce que Hegel appelle métaphysique, c’est le rationalisme ordinaire. Ce qui est dialectique, c’est son idéalisme à lui. Puisque le développement de la pensée est dialectique et que le réel c’est la pensée, le développement du monde autour de nous est dialectique aussi (p. 416-417).

Kant refuted rationalism by saying that it must lead to contradictions with no possibility of avoiding them. I admit that. But it is clear that this argument draws its force from the law of contradiction : it refutes only such systems as want to be free from contradictions. It is not dangerous for a system like mine which is prepared to put up with contradictions — that is, for a dialectic system.

Paraphrase, si je comprends bien, de Hegel. Ce que Popper (p. 417) met dans sa bouche de Hegel.

C’est « un dogmatisme des plus dangereux », mais une position très avantageuse pour Hegel : il a ainsi toujours raison. On peut lui opposer une contradiction. Il s’en fout. Dans son système, les contradictions sont permises. La raison chez Hegel (p. 417, (b)), c’est une raison vivante : c’est l’histoire de la pensée, dont, nous l’avons vu, la dialectique est un mode de description raisonnable. Or, du temps de Hegel, et encore après, la logique se confondait avec une théorie du raisonnement, ce qui permettait de présenter la dialectique comme « une logique » aussi valable qu’une autre. Mais une logique qui ne rejette pas la contradiction est une logique où tout ou n’importe quoi peut être vrai, donc la négation de la connaissance. C’est une logique inapplicable en science. C’est la logique du dogmatisme. On peut dire ce qu’on a envie et affirmer envers et contre tout que c’est vrai, en vertu de la logique dialectique.

Du fait de l’identité entre raison et réalité (p. 149, (c)) et parce que la logique dialectique admet la contradiction, il peut, selon la dialectique hégélienne, y avoir des contradictions dans le monde. Les dialecticiens donnent alors comme exemple, dans le monde réel, diverses polarités — qu’ils appellent contradictions, mais qui n’en sont pas —, comme le positif et le négatif en électricité (ou en arithmétique).

… I should like to express my personal opinion about Hegel’s philosophy, and especially about his philosophy of identity. I think it represents the worst of all those absurd and incredible philosophic theories to which Descartes refers. It is not only that the philosophy of identity is offered without any sort of serious justification ; even the problem to answer which it has been invented — the question “ How can our mind grasp the world ? ” — seems to me not a clearly formulated problem at all. And the idealistic answer, which has been varied by different idealistic philosophers but remains fundamentally the same, namely “ Because the world is mind-like ”, has only the appearance of an answer.

P. 420.

C’est comme si je me demandais comment il se fait que le miroir peut me renvoyer mon image et que je répondais que c’est parce que mon visage a une parenté avec le miroir2. Popper propose aussi, dans le genre hégélien, que si l’anglais permet de parler du monde, c’est parce que le monde est anglais.

Popper soulève aussi la question des mathématiques et du monde. Pour le physicien James Jeans, le monde serait mathématique. (Galilée et d’autres ont dit des choses semblables.) Pour Popper, les mathématiques sont un langage suffisamment riche pour parler de la complexité du monde. Que les mathématiques soient utiles, efficaces pour décrire le monde, cela ne nous dit rien du monde, si ce n’est qu’il est complexe.

421 III. Dialectic After Hegel.

La philosophie de Hegel affirme l’identité de la réalité et de l’idée dans le sens d’un idéalisme absolu. On pourrait supposer au contraire que le monde qui nous entoure est matériel (au sens où tous les gens ordinaire le pensent) et que s’il y a identité, c’est que la pensée aussi est matérielle3.

On a relevé (p. 420) trois caractères de la philosophie de Hegel : (a) le maintien du rationalisme, dogmatique, contre la critique de Kant ; (b) l’incorporation de la dialectique dans la logique ; (c) l’application de la dialectique au monde, en vertu de l’identité du monde et de l’idée. Le matérialisme dialectique a un problème avec (c) en voulant renverser le sens de l’identité tout en conservant la dialectique (p. 422). La dialectique, nous ne l’avons trouvée raisonnable que pour le développement de la pensée, pas pour le monde matériel. Or le matérialisme dialectique maintient avec Hegel, dogmatiquement, que la réalité physique se développe « dialectiquement ». Popper appelle ça le matérialisme dialectique « as developed by Marx ». Cela me semble une injustice. Marx a fait allusion au « retournement » de la dialectique hégélienne, il a dit plusieurs fois son désir d’écrire là-dessus quelque chose, mais il n’en a jamais trouvé le temps. Par contre, Popper rend justice à Marx en disant que celui-ci rejetait absolument toute explication sociologique basée sur une nature rationnelle ou spirituelle de l’homme et insistait au contraire sur la priorité de se nourrir, ce que Popper approuve :

This view, doubtless, was sound ; and I hold Marx’s contributions on this point to be of real significance and of lasting influence. Everyone learned from Marx that the development even of ideas cannot be fully understood if the history of ideas is treated purely as such (although such a treatment has its merits) apart from the conditions of their origin and of the situation of their originators, of which conditions the economic aspect is of the highest significance.

P. 423.

Popper souligne encore (p. 425) que le dogmatisme du matérialisme dialectique est en opposition avec l’esprit d’ouverture de Marx et Engels pour qui « science should not be interpreted as a body of finally and well-established knowledge, or of “ eternal truth ”, but rather as something developing, progressive ». Il trouve contradictoire aussi (p. 426) que des marxistes recommandent encore l’étude de la Logique de Hegel, un livre tout à fait dépassé.

Notes
1.
C’est Engels qui a raté là une occasion de se taire dans l’Anti-Dühring, partie 1, chapitre 13.
2.
J’allais tenter ici que « mon visage est mirobolant », mais je vérifie l’étymologie de mirobolant, qui n’a rien à voir avec les miroirs.
3.
On peut dire que la pensée est reflet du monde si par là on veut dire que la connaissance nous vient des faits. Chez certains auteurs, il me semble comprendre plus que cela : ils semblent avoir cru pouvoir dire que la pensée serait à l’image du monde, qu’elle serait structurée, qu’elle évoluerait comme le monde. Cela est excessif. L’équation de Newton pour l’attraction ne « ressemble » pas au système solaire, à un Soleil avec des planètes sur des orbites elliptiques autour de lui.