Dominique Meeùs
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Auteurs : A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z,
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Cette édition est augmentée de notes de bas de page, surtout références bibliographiques, ce qui en fait un instrument d’orientation dans la littérature féministe.
Considérations intéressantes de Françoise Collin sur le travail ménager et sur son éventuelle rémunération, butant sur le risque de confiner les femmes dans ce rôle.
Cette aspiration au partage du travail domestique a été un des leitmotive des débuts du mouvement. Je crois même me souvenir que nous avions instauré une journée de grève, qui avait été accueillie avec humour*. Mais, comprenant que les hommes ne le partageraient pas spontanément dans la durée, nous avons aussi imaginé de le faire salarier, mais par quel employeur ? L’État, en fin de compte. Nous avons publié en 1975 un numéro des Cahiers du Grif intitulé Faire le ménage, c’est travailler1, assorti d’une évaluation de la valeur financière des travaux ménagers effectués par les femmes, et donc du salaire qui devait leur être attribué, qu’elles travaillent par ailleurs professionnellement ou non. On arrivait à des sommes importantes. Cette évaluation financière était la base d’une revendication politique, mais c’était aussi une façon de visibiliser l’importance du travail domestique par des chiffres, de le rendre tangible en soulignant l’importance de cette activité invisible, de l’apport gratuit des femmes à une prospérité économique qui n’est jamais portée à leur crédit.
Nous percevions cependant le risque de la revendication d’un salaire du travail ménager, qui était de confiner davantage les femmes dans là maison et de consolider leur identification à des tâches spécifiques. Dans un deuxième temps, ou dans le même temps, nous avons donc prôné plutôt le partage des tâches permettant la généralisation du travail professionnel des femmes. Mais le partage des tâches domestiques est difficile à imposer par une loi. Même en période de prolifération des lois, celle-là n’a pas été proposée, ni même suggérée.
Elle mentionne aussi le courant du care, avec d’abondantes références.
C’est sur ce fond commun du libre choix, de la libre décision, que se sont développées les pensées anti-maternelles ou au contraire maternalistes, celles qui considèrent la maternité comme un embarras, et celles qui la considèrent comme une relation structurante et symbolique fondamentale. On citera parmi les théoriciennes des premières Simone de Beauvoir, et des secondes, Luce Irigaray1 (qui n’a cependant pas eu d’enfant elle non plus) ou, en Italie, Luisa Muraro2. La pensée du care (de la sollicitude) développée aux États-Unis par Carol Gilligan relève aussi de ce dernier courant3.
Françoise Collin et Irène Kaufer, Parcours féministe, 2014:88 Page 88, elle cite Engels sur une autre société, avec des « hommes qui jamais de leur vie n’auront été à même d’acheter par de l’argent ou par d’autres moyens de puissance sociale l’abandon d’une femme ». (L’Origine de la famille…, Éditions sociales, 1974, p. 90.)
Sur le peu de femmes dans l’histoire de la science et de la philosophie, sur une certaine sexuation du savoir, sur la question d’un « savoir féminin », sur les études de genre…
…, nous avons, Hedwige Peemans et moi-même, fondé l’Université des femmes à Bruxelles1 avant que l’Institution universitaire et la recherche ne s’ouvrent à ces travaux et à ces échanges.
⁂
Mais Françoise Collin est une philosophe idéaliste, qui se réclame de Hannah Arendt1 (et de l’ex-amant de cette dernière, le nazi Martin Heidegger2). C’est l’opposé de la rationalité. Cet idéalisme, ce subjectivisme, ce relativisme de principe surprend à côté de ses pensées, de ses observations très raisonnables sur un certain nombre de sujets. On dirait qu’elle avait les pieds sur terre quand elle ne philosophait pas.
Je ne rallie pas un camp, non par éclectisme mais parce que, pour moi, la réflexion, autant que l’agir, transgresse les camps, est irréductible aux thèses. Les thèses dogmatiques me laissent de glace alors que le corpus de la réflexion, de ses confrontations avec le réel, le développement de ses argumentaires, sa trajectoire, sa matière, me tiennent en éveil philosophiquement et politiquement. […]
Je ne peux vous répondre plus précisément sans évoquer, à côté ou après le courant dit universaliste et le courant dit essentialiste ou différentialiste, un troisième courant né de la philosophie contemporaine, à la suite de Heidegger, et qui se définit comme post-métaphysique. Ce courant a eu, principalement à travers l’enseignement de Derrida dans les universités des États-Unis, un impact important sur la pensée américaine, qui l’a d’ailleurs recyclé dans les formes les plus inattendues, traduit en termes de « post-moderne ». Un bon nombre d’étudiantes éveillées au féminisme s’en sont saisi, et on trouve dans Parages1, p. 129 quelques-uns des dialogues que Derrida a entretenus avec elles. Je ne développerai pas ici la genèse ni les formes de ce courant. Je donnerai seulement quelques indications éclairantes pour notre débat.
Post-métaphysique signifie que la vérité n’est pas identifiable à une thèse, à une représentation, mais qu’elle est la pensée dans son mouvement et le mouvement de la pensée. Pour ce qui concerne notre problème, à la dénonciation du « logocentrisme occidental » de la philosophie et plus généralement de la culture, développée par Heidegger, Derrida conjoint la dénonciation du phallocentrisme : il prend donc ses distances par rapport à la tradition qu’il qualifie de « phallogocentrique » — centrée sur le logos et le phallus et dont nous sommes tributaires1, p. 130.
Pour une vraie intellectuelle post-moderne, une intellectuelle digne de ce nom, ce qui compte, tant pour la pensée que pour l’action, c’est le mouvement, pas la destination. Elle y reviendra à plusieurs reprises. Vouloir aller quelque part, arriver à quelque chose, serait-ce indigne ? Non, ce n’est pas du snobisme ; c’est que la poursuite d’un but ne peut que mener sûrement à la catastrophe ; ci-dessous : « le péril devient sûr ». (Pour s’en prémunir, il faut bien veiller à n’aller nulle part ; c’est-à-dire accepter l’ordre établi en s’étourdissant par une pensée et une action qui ne mènent nulle part3.)
Je voudrais penser l’agir politique comme une écriture, un texte qui s’écrit dans l’inconnaissance du livre achevé, du tout impossible, pas à pas, dans des occurrences successives, comme mot à mot. Et à chaque occurrence au plus près de la vérité et au plus juste, mais sans représentation a priori de cette « vérité ». Cette position corrige la définition marxiste du politique, telle que je l’ai connue dans ma jeunesse (et qui était sans doute très infidèle à Marx), conception selon laquelle il y a une vérité représentable du but à atteindre qui s’identifierait même à la « fin de l’histoire ». Je ne crois pas à l’incarnation de l’idéal, ni à la fin de l’histoire, mais à un agir obstiné — agir de la résistance — sans lequel le pire devient sûr. Un agir aux aguets des périls, y compris des périls de la dogmatique bien-pensante, plutôt que la fabrication progressive d’une société dont le modèle serait déjà projeté. C’est une conception du politique qui demande une vigilance de tous les instants, et où chaque parole et chaque engagement comptent. Une politique qui ne se repose pas sur un plan qu’il suffirait d’exécuter. Dans chaque occurrence, dans chaque discours, dans chaque théorie, se joue le monde commun, et il faut distinguer ce qui porte de ce qui fige, le « dialectique » du dogmatique — à condition d’entendre le dialectique comme une aventure et non comme un développement linéaire progressif se conformant à une représentation.
J’ai pu trouver appui chez Arendt dans cette recontextualisation du politique — après tout elle est héritière, elle aussi, de Heidegger — et en particulier dans sa distinction de l’agir et du fabriquer. Agir, prendre une initiative, être initium ne demande pas la représentation du but à atteindre mais requiert à chaque moment l’imagination et la prise de décision, qui est toujours aussi un risque. J’aime donc penser dans le même registre — celui que je viens d’évoquer —, écrire et agir, en convoquant Blanchot et Arendt, si différents mais qui ont marqué mon itinéraire. L’agir féministe est pour moi cette vigilance, qui a une fois pour toutes fait son deuil de la représentation de « l’idéal » pour traquer les impasses, et contribuer à ouvrir les chemins, à travers un « dialogue pluriel » qui interpelle.
On a même droit ci-dessus — que c’est beau ! — à « qui interpelle », le verbe par excellence du vide de la pensée.
Sur Hannah Arendt :
Sa conception du politique permettait aussi, et je crois qu’elle a joué ce rôle pour beaucoup dans sa réception tardive en France, d’assumer la défaite du rêve marxiste de la société juste sans succomber au scepticisme ou au défaitisme. Arendt substitue en effet à une politique du représentable — projetant l’image de la fin de l’histoire vers laquelle il suffirait d’avancer — une politique de l’acte aventureux, de la prise de risques, de l’avancée sans modèle préalable et sans garanties : une politique non métaphysique, en ce sens. Une politique des occurrences qui requiert une vigilance continuelle, une prise de risques, dans la mesure même où elle n’est pas assurée de sa fin. Politique des contingences qui n’est pas une politique sceptique ou relativiste pour autant. « À chaque moment une décision est prise. » À chaque moment, il faut juger et décider.
Je ne crois pas, ou plus, que la politique soit un système ayant en lui la représentation de la fin à atteindre, fin dont il suffirait de mettre les moyens en œuvre.
⁂
Je n’aime pas Heidegger ni Arendt. Je n’aime pas le relativisme de Françoise Collin. Elle semble dénigrer toute action qui ait un but défini, quelque but que ce soit. Mais parfois, dans la vie, elle a dérogé : elle-même parfois a fait des choses intéressantes, sans doute avec un but.