Dominique Meeùs
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Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe I, 1949

Simone Beauvoir V V , Le Deuxième Sexe I : Les faits et les mythes, Gallimard, Paris , 1949, 380 pages.
Le deuxième volume a pour sous-titre « L’expérience vécue ».

Simone de Beauvoir accorde un grand intérêt au matérialisme historique, mais non sans de sérieuses réserves.

La théorie du matérialisme historique a mis en lumière de très importantes vérités. L’humanité n’est pas une espèce animale : c’est une réalité historique. La société humaine est une anti-physis : elle ne subit pas passivement la présence de la nature, elle la reprend à son compte. Cette reprise n’est pas une opération intérieure et subjective : elle s’effectue objectivement dans la praxis. Ainsi la femme ne saurait être considérée simplement comme un organisme sexué : parmi les données biologiques, seules ont une importance celles qui prennent dans l’action une valeur concrète ; la conscience que la femme prend d’elle-même n’est pas définie par sa seule sexualité : elle reflète une situation qui dépend de la structure économique de la société, structure qui traduit le degré de l’évolution technique auquel est parvenue l’humanité. On a vu que biologiquement les deux traits essentiels qui caractérisent la femme sont les suivants : sa prise sur le monde est moins étendue que celle de l’homme ; elle est plus étroitement asservie à l’espèce. Mais ces faits prennent une valeur tout à fait différente selon le contexte économique et social.

Première partie — Destin, chapitre III, Le point de vue du matérialisme historique, p. 95.

C’est selon cette perspective qu’Engels dans l’Origine de la Famille retrace l’histoire de la femme : cette histoire dépendrait essentiellement de celle des techniques. À l’âge de la pierre, quand la terre était commune à tous les membres du clan, le caractère rudimentaire de la bâche, de la houe primitives limitait les possibilités agricoles : les forces féminines étaient à la mesure du travail exigé par l’exploitation des jardins. Dans cette division primitive du travail, les deux sexes constituent déjà en quelque sorte deux classes ; entre ces classes il y a égalité, tandis que l’homme chasse et pêche, la femme demeure au foyer ; mais les tâches domestiques embrassent un travail productif : fabrication des poteries, tissage, jardinage ; et par là elle a un grand rôle dans la vie économique. Par la découverte du cuivre, de l’étain, du bronze, du fer, avec l’apparition de la charrue, l’agriculture étend son domaine : un travail intensif est exigé pour défricher les forêts, faire fructifier les champs. Alors l’homme recourt au service d’autres hommes qu’il réduit en esclavage. La propriété privée apparaît : maître des esclaves et de la terre, l’homme devient aussi propriétaire de la femme. C’est là « la grande défaite historique du sexe féminin ». Elle s’explique par le bouleversement survenu dans la division du travail par suite de l’invention des nouveaux instruments. « La même cause qui avait assuré à la femme son autorité antérieure dans la maison : son confinement dans les travaux du ménage, cette même cause y assurait maintenant la prépondérance de l’homme ; le travail de ménage de la femme disparaissait dès lors à côté du travail productif de l’homme ; le second était tout, le premier une annexe insignifiante. » Alors le droit paternel se substitue au droit maternel : la transmission du domaine se fait de père en fils et non plus de la femme à son clan. C’est l’apparition de la famille patriarcale fondée sur la propriété privée. Dans une telle famille la femme est opprimée. L’homme régnant en souverain se permet entre autres des caprices sexuels : il couche avec des esclaves ou des hétaïres, il est polygame. Dès que les mœurs rendent la réciprocité possible la femme se venge par l’infidélité : le mariage se complète naturellement par l’adultère. C’est la seule défense de la femme contre l’esclavage domestique où elle est tenue : l’oppression sociale qu’elle subit est la conséquence de son oppression économique. L’égalité ne peut se rétablir que lorsque les deux sexes auront des droits juridiquement égaux ; mais cet affranchissement exige la rentrée de tout le sexe féminin dans l’industrie publique. « La femme ne peut être émancipée que lorsqu’elle peut prendre part dans une grande mesure sociale à la production et n’est plus réclamée par le travail domestique que dans une mesure insignifiante. Et cela n’est devenu possible que dans la grande industrie moderne, qui non seulement admet sur une grande échelle le travail de la femme mais encore l’exige formellement… »

P. 96-98.

Bien que la synthèse ébauchée par Engels marque un progrès sur celles que nous avons examinées antérieurement, elle nous déçoit : les problèmes les plus importants sont escamotés. Le pivot de toute l’histoire, c’est le passage du régime communautaire à la propriété privée : on ne nous indique absolument pas comment il a pu s’effectuer ; Engels avoue même que « nous n’en savons rien jusqu’à présent » ; non seulement il en ignore le détail historique mais il n’en suggère aucune interprétation. De même il n’est pas clair que la propriété privée ait fatalement entraîné l’asservissement de la femme. Le matérialisme historique prend pour accordés des faits qu’il faudrait expliquer : il pose sans le discuter le lien d’intérêt qui rattache l’homme à la propriété ; mais où cet intérêt, source des institutions sociales, a-t-il lui-même sa source ? Ainsi l’exposé de Engels demeure-t-il superficiel et les vérités qu’il découvre apparaissent comme contingentes. C’est qu’il est impossible de les approfondir sans déborder le matérialisme historique. Il ne saurait fournir de solutions aux problèmes que nous avons indiqués parce que ceux-ci intéressent l’homme tout entier et non cette abstraction qu’est l’homo œconomicus.

P. 98-99.

Engels serait presque d’accord avec elle. En publiant en 1884, il avait conscience de ce qu’il s’aventurait sur un terrain nouveau, encore largement inexploré. Il souligne dans la préface de la nouvelle édition de 1891 que les connaissances ont progressé et qu’elles progresseront encore. Il admet donc le caractère provisoire de ses conclusions, surtout sur la société des origines de l’humanité. Depuis, on a pas mal progressé et Darmangeat (2012) montre que tout indique qu’il n’y a jamais eu de matriarcat dans un communisme primitif, que les hommes n’ont pas dû vaincre les femmes pour imposer leur patriarcat dans « la grande défaite historique du sexe féminin ».

Cependant, quand elle parle de la nécessité de « déborder le matérialisme historique », il me semble qu’elle bute moins sur les limites du matérialisme historique lui-même que sur l’étroitesse de la conception qu’elle a (conception certainement très répandue) du matérialisme historique. Dans le matérialisme historique, ce qu’on appelle la base ne se réduit pas à l’économie. Engels a déjà, sur ce plan, « débordé » dans la préface de 1884 à l’Origine… : « le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate », à savoir, non seulement la production, typiquement humaine, collective, des moyens d’existence, mais aussi la reproduction de la vie elle-même des hommes. Sur une base aussi large, la superstructure intéresse bien « l’homme tout entier », comme le souhaite Beauvoir.

Érasme dans le Petit Sénat donne la parole à Cornélie qui expose avec âpreté les griefs de son siècle. « Les hommes sont des tyrans… Ils nous traitent comme des jouets… ils font de nous leurs blanchisseuses et leurs cuisinières. » Il réclame qu’on permette aux femmes de s’instruire.

Deuxième partie — Histoire, IV, p. 178.

Il s’agit du Sénat des Femmes ou Γυναικοσυνἐδριον, dans les Colloquia familiaria. (Dans la traduction de Geudeville à Leyden en 1720, c’est le Petit Sénat ou le Conciliabule des Femmeletes, p. 133.) C’est un texte remarquablement moderne.

Acheté à Paris le jeudi 27 octobre 1966. (Au début d’une année d’étude et de recherche à Paris.)