Dominique Meeùs
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René Barjavel, Ravage, 1943

René Barjavel, Ravage : Roman extraordinaire, Denoël, Paris, collection « La porte ouverte », 1943, 311 pages.

Il faut éviter de qualifier trop facilement de « fasciste », mais il est indéniable qu’il s’agit d’un roman profondément malsain. Il ne condamne pas certains excès éventuels du modernisme, il condamne toute modernité. Il n’excuse pas le sang versé inévitable, il considère qu’il faut avoir coupé la gorge à quelqu’un pour être un homme, un vrai. Dans un retour à la terre, on met en valeur travail et famille et on crée une patrie locale. Les femmes, bien sûr, sont par nature limitées à la famille doivent faire beaucoup d’enfants avec l’homme à qui on les « donne » en mariage. Elles le font de bonne volonté et d’ailleurs on ne leur a pas demandé leur avis. Si on n’en connaissait pas la date, on pourrait presque deviner que c’est un roman de la France de Vichy, mais il n’est pas réductible à cela ; il y a un délire sanglant et machiste propre à Barjavel. C’est un roman souvent délirant, même pour un roman de science fiction.

Comme science fiction, c’est d’ailleurs pauvre, puisque ce n’est pas une extrapolation artistique de la science, mais une négation de la science. La maladie qui frappe toute technique et même le fer est plus magique que « sciencefictionnelle ». Il n’y a aucun effort d’explication basée sur une science même de fiction ; d’autres auteurs chercheraient une sorte de plausibilité, de logique interne à leur fiction ; ici, c’est le vide. Question science fiction, il ne s’est pas foulé. Il n’y a un futurisme que très réduit, que de surface. C’est censé se passer en 2052, mais il ne faudrait pas grand chose pour l’adapter à 2017 puisque la dégénérescence générale est de toute manière arbitraire. C’est pour l’essentiel un roman d’aventure (plaisir de tuer, traversée de la France à pied dans des conditions difficiles) et un retour vers le passé.

On peut bien sûr discuter de l’intérêt de rappeler et de critiquer un livre ancien et somme toute mineur. Mais c’est que j’ai été alerté (il y a une vingtaine d’années déjà) par une étudiante en fin d’enseignement secondaire, à qui on avait proposé ce livre à lire et à analyser. Il est possible que les professeurs y voient un roman de science fiction facile d’accès, ne l’ont pas eux-mêmes lu sérieusement et ne savent pas quel torchon c’est.

Nous sommes en 2052, dans une société profondément transformée par la technologie moderne (vue de 1942), surtout dans les villes. Les campagnes sont restées partiellement préservées. Amis d’enfance, du même village provençal, François et Blanche sont montés à Paris.

Blanche avait passé par la filière de l’enseignement féminin, et suivait depuis six mois les cours de l’École Nationale Féminine, qui préparait, physiquement, moralement et intellectuellement, des mères de famille d’élite.

P. 42.

Ça commence fort. C’est Pétain qui doit être content ! Malheureusement, elle chante bien et a été repérée par la radio. Le directeur artistique, Jérôme Seita, fils du patron, entend bien la séduire. Cependant, François réalise que :

À la camaraderie, à la tendresse protectrice de grand frère pour une sœur espiègle, s’était ajouté, sans les détruire, un amour très puissant d’homme solide pour la femme adorable qu’elle était devenue.

P. 61.

Vis-à-vis d’une faible femme, un homme, un vrai, ne peut être que protecteur et solide. Cependant Blanche, séduite par la vie facile que cela promet, se résout à se laisser faire par le directeur de la radio ; elle annonce ses fiançailles. François pense tout haut qu’en vrai ami, il est de son devoir de décider à sa place :

« Eh bien ! Je vais empêcher ça. Je casserai la figure du Seita, et je donnerai, s’il le faut, une correction à la gamine, mais je lui éviterai ce malheur, dussé-je la ramener à Vaux par les oreilles. Ce mariage ne se fera pas, parce que je l’empêcherai ! »

[…]

— Ah ! sacrée gamine ! murmura-t-il. Je me charge de te remettre dans le droit chemin !

P. 70

Dans la situation politique de 2052, l’Amérique est divisée en deux, le sud noir et le nord blanc et l’empereur du sud menace le nord. Il passe à la télévision. « C’était un noir de race pure, aux lèvres énormes et au nez plat. » Son discours belliqueux soulève un grand enthousiasme dans son peuple, moderne en 2052, mais quand même ataviquement sauvage :

… une fenêtre s’ouvrait maintenant sur une place où une multitude de femmes, d’enfants, de vieillards nègres, habillés de vêtements de couleurs violentes, hurlaient leur joie. Une grosse femme se mit à trépigner, les bras levés au ciel. Elle glapissait une prière. Elle déchira ses vêtements. Ses seins, comme d’énormes outres à moitié vides, roulaient sur son ventre, d’une hanche à l’autre. Elle se laissa tomber à terre, les cuisses ouvertes, les yeux révulsés, la bouche mousseuse. Elle criait toujours. Son cri perçait le vacarme de la foule. Autour d’elle, l’hystérie gagnait en tourbillon. Hommes, femmes, se roulaient sur le sol, lacéraient leurs vêtements, se griffaient le visage, se contractaient et se détendaient en des bonds sauvages. Bientôt la place ne fut plus qu’une mer de corps tordus et grouillants, parmi lesquels les petits enfants innocents jouaient.

P. 80.

Après le journal télévisé, on aurait dû avoir le grand concert de Blanche, mais c’est le moment que choisit la technique pour tomber malade d’un seul coup sur toute la planète. C’est là que le roman commence vraiment. Plus d’électricité, les avions tombent, plus rien ne va. Dans le métro, les gens surpris par la panne se marchent les uns sur les autres pour fuir. Dans les studios de la radio, les armoires de matériel électronique s’écroulent spontanément. C’est la panique dans l’immeuble de la radio. Jérôme Seita abrite Blanche dans son appartement privé dans l’immeuble. Il n’y a même plus d’eau potable. (P. 85-107.)

Le lendemain matin, François entreprend de monter à pied les 96 étages de la tour de la radio. Il sauve Blanche, malade, inconsciente, et la descend sur son dos. Au pied de la tour, il veut louer une voiture à cheval pour touristes. Le tenancier, comprenant l’importance de la voiture et du cheval dans cette situation ou plus rien ne marche, refuse. Un thème nouveau s’introduit ici dans le roman. François, le héros, est « le bon » ; par conséquent, tous ceux qui voudraient lui faire obstacle sont des mauvais. Il assomme donc très légitimement le voiturier et s’en va avec Blanche. (La voiture a déjà tué Seita par accident dans la bagarre. Son affaire est faite.) (P. 123-145.)

Dans cette situation dramatique, les gens de Paris s’entretuent.

François en avait assez vu. La loi de la jungle allait devenir la loi de la Cité.

P. 155.

Mais, on l’a vu avec la conquête de la voiture, c’est déjà sa loi à lui.

François raconte à Blanche, qui a repris conscience, la mort de Seita.

— J’ai posé près de lui la bague qu’il t’avait offerte, dit-il. C’était le premier versement sur ton prix d’achat. Comme le marché se trouve rompu, il était normal que l’acheteur fût remboursé.

Elle se redressa indignée :

— Mon prix d’achat ! Te voilà bien courageux, d’insulter une malade et un mort ! Tu n’es qu’un méchant et un jaloux !

Il sourit devant cette colère d’enfant, prit le menton de Blanche entre deux doigts, posa sur ses lèvres un baiser rapide :

— Mort ou vivant, ne me croix pas jaloux de ce petit homme. Si les événements ne s’en étaient pas mêlés, c’est moi qui aurais empêché votre mariage. Tu es ma Blanchette à moi ; n’imagine pas que j’aurais laissé quiconque venir te prendre.

P. 159.

Bien qu’elle cherche à le cacher, elle est séduite par ce mâle discours.

François organise le départ de Paris avec une troupe de fidèles. On décide de visiter un silo de sojà où trouver peut-être encore à manger. Un garde fait les cent pas ; on l’assomme et on l’enferme. L’ami Pierre s’est montré un peu hésitant ; François lui fait la leçon. Il faut apprendre à être dur. (P. 175-176.) François complète son équipe et l’arme parce qu’il ne sera pas facile de sortir vivant de Paris en folie. (P. 186-188.) Ils leur faut des vélos. Ils ont connaissance d’une bande qui s’est formée pour profiter du désordre. Ceux-là ont des vélos. Ils attaquent la bande dans son repaire et sont victorieux. Dans les circonstances, il est dangereux de laisser derrière soi des ennemis. On décide donc de les achever. François le demande à Martin, un jeune. Tuer est nécessaire pour faire de lui un homme. Martin prend son courage à deux mains et achève à la hache tous les survivants ficelés par terre. Après cela, il est devenu un vrai dur. « Il avait perdu tout reste d’enfance. » (P. 191-198.)

Ils quittent enfin Paris, en tuant encore quelques méchants au passage. Ils risquent mille morts ; ils échappent à un feu de forêt qui assèche les rivières ; ils trouvent de l’eau par miracle alors que la soif les a presque rendus fous. Ils arrivent enfin à leur but en Provence. (P. 282.)

François organise les gens du village. Entre-temps, il se marie :

François épousa Blanche avant la Noël. Il ordonna à tous les hommes, veufs ou célibataires, de choisir une femme et leur conseilla de faire rapidement des enfants. Il fallait des bras pour remuer toute la terre abandonnée.

P. 286.

Il organise une alliance avec les villages voisins pour leur défense commune contre des bandes de pillards. C’est l’occasion de tuer encore un peu : « Les pillards, cernés au fond de la vallée par les troupes accourues de toutes parts, furent taillés en pièces. » (P. 287.)

De longues années ont passé. Blanche a donné à François dix-sept enfants.

P. 292.

Blanche est morte, très âgée, mais avant François qui, « à cent vingt-neuf ans […] vient de remplacer sa septième femme par une fillette de dix-huit ans » ; elle est tout de suite enceinte de lui. Les troubles ayant laissé environ quatre femmes pour un homme, la polygamie avait été rendue obligatoire. François avait eu l’intelligence d’en convaincre d’abord les femmes :

Vous êtes comme des champs de terre riche qui attendent le laboureur. Il faut que chaque parcelle de cette bonne terre connaisse le soc de la charrue. Vous n’avez pas le droit de rester incultes.

P. 292.

Et il les exhorte au « devoir envers la race humaine et le monde vivant… » Ce sont d’abord les vieilles et les moches qui ont accueilli favorablement de recevoir en elles, dans leur sillon, « le soc de la charrue », mais les jeunes ont suivi.

Chaque village de la vallée envoya à François sa plus belle fille, en le priant de l’accepter pour femme. Il choisit les quatre de plus ferme chair, de plus clair regard, et, pour donner l’exemple, y ajouta une moustachue et une boiteuse.

P. 293.

On vit un retour à la nature. Suite à la mystérieuse maladie de la technique, le fer aussi est malade, aussi on retourne à l’âge du bronze. On a entrepris la destruction systématique des livres. On conserve quelques livres de poésie pour l’enseignement de l’écriture, mais l’écriture est réservée aux chefs, parce que l’écriture permet la pensée et que « François tient à que son peuple reste attaché aux solides réalités », donc qu’il ne pense pas trop. François est un mâle béni de Dieu : « parmi les deux cent vingt-huit enfants nés de ses femmes successives, il n’a eu qu’une fille » et cette marque de virilité exceptionnelle lui assure le respect de tous (p. 297). Il destine cette fille à son successeur désigné : « il lui fera don de sa fille » (p. 298).

Un forgeron, inspiré par le couvercle soulevé par la vapeur de l’eau qui bout, réinvente la machine à vapeur et construit un tracteur agricole à vapeur pour aider au travail. (P. 303-305.) Pour François, c’est la négation du retour à la nature et il sort son couteau pour tuer l’inventeur. Celui-ci se défend et tue François. Il est à son tour écrasé par la machine que le nouveau chef envoie se fracasser dans le ravin. (P. 305-309.) Le paradis sur terre (paradis pour les mâles, du moins) peut continuer.

Acheté chez Delvoie Sports, passage de la Bourse à Charleroi, le mardi 13 juin 2000.